Témoignages

Pia

Ma chère petite Marie jolie,

Je me souviendrai toujours de la tête de ma voisine quand nous sommes revenus avec notre bébé dans les bras. « Il est à vous ce bébé ? Mais, vous n’étiez pas enceinte ! Vous allez l’adopter ? Elle est handicapée ? Down Syndrom, vous voulez dire qu’elle est mongole ? Mais, vous ne m’aviez pas prévenue… Bon, au moins, ces gens-là sont gentils au fond ». Je l’avoue, elle avait l’art de la question mal posée, de la petite pique et du commentaire inutile. Notre voisine avait un certain âge et une bonne dose de préjugés, nous avions préféré ne pas lui parler de nos plans avant qu’ils ne s’accomplissent. D’ailleurs, elle n’était pas la seule à qui nous n’avions rien dit et elle ne fut pas la dernière à nous poser toutes ces questions. C’était il y trois ans et demi.

Cœurs battant à tout rompre, nous ramenions notre troisième fille chez nous, chez elle, à la maison. Non, ce n’était pas après neuf mois de grossesse et un accouchement “traditionnel” comme avec nos deux plus grandes. Cette fois-ci, la grossesse avait duré trois ans, remplie de réflexion, de doutes, de joies, de démarches administratives, de rendez-vous et d’attente. Et aussi d’un accouchement pas comme les autres !

Dans nos bras, nous avions un bébé de deux mois, 47 chromosomes, la tête un peu déformée à force de dormir sur le même côté, un visage hyper chinois et un regard vif, chaleureux et plein de confiance : petite Pia. Elle avait besoin d’une famille et nous, pas à pas, nous avions fait le chemin qui nous menait à elle. Alors à un moment ça avait fait BOUM et c’était la rencontre.

C’est dans sa famille d’accueil que Christoph et moi avons fait connaissance avec cet enfant. Dans ce salon, nous nous sommes vus, sentis, approchés pour la toute première fois, sous le regard attentif de l’assistante sociale et de la précieuse dame de plus de 70 ans qui avait pris Pia en charge, le temps qu’une famille adoptive lui soit trouvée.

Lors de cette rencontre, j’ai vu mon époux serrer ce bébé dans ses bras, ils se regardent, ils se sourient : Christoph est redevenu papa ! C’est certain, ils se sont trouvés ! Et moi ?… Eh bien je prends peur. Moi justement, qui avais eu en premier l’idée d’adopter un enfant atteint de trisomie 21… Je tiens cet enfant qui n’est pas le mien au creux de mes mains, sur mes genoux et un court instant, tout s’arrête, je panique. Mais alors là, je panique à fond. Je voudrais reposer Pia et m’enfuir au plus loin. C’est un jeudi soir et je ne sais plus très bien si l’adoption est mon chemin. J’ai travaillé des années avec des personnes atteintes de déficience intellectuelle, je sais tout le bon, je sais les rires, je sais les réussites, mais je sais aussi les larmes, le travail et les doutes. Je sais tout l’amour, mais aussi le rejet. Alors soudain, face à cet enfant qui a besoin d’une maman, qui a besoin de moi, j’ai peur, peur de l’avenir, peur de ne pas être à la hauteur, peur de ne pas pouvoir l’aimer assez.

Ces quelques heures dans le vide, je ne les vois pas comme un échec. C’était un moment de grâce pour moi, le moment qui m’a appris qu’aimer n’est pas toujours donné d’avance, que le diagnostic n’est pas toujours facile à accepter, que l’enfant que je tiens dans mes bras n’est pas forcément celui que je m’étais imaginé, et puis que parfois il faut construire un pont, se donner du temps, avoir de la patience avec soi-même.

Le lendemain, nous sommes arrivés pour rendre visite à Pia, elle dormait tranquillement, d’un air absolument relax et content. En tremblant, je me suis approchée de son berceau. J’ai posé le regard sur elle et mon cœur “a su”. Tout mon être murmurait : «Oui, oui mais OUI, quoi !». Ce jour-là, il y a eu plein de “premiers” : premiers biberons, premiers changes, première promenade… Et ce moment inattendu, quand j’attrape cette petite fille qui me regarde et que je lui claque un gros bisou dans le cou. Elle fait la grimace, je recommence plusieurs fois et avant même d’y avoir pensé, je lui glisse à l’oreille : « je suis ta maman, je suis ta maman, Pia ».

Et puis tout est allé super vite. En quelques jours, nos trois filles se rencontraient, la maman d’accueil disait au revoir à son bébé tant aimé et nous rentrions affronter les questions de la voisine et des autres, et surtout le quotidien à cinq.

La première nuit de Pia chez nous fut des plus épiques pour moi. Vers 4 heures, j’entends loin, loin dans mes rêves, un enfant. Je me dis : « un enfant appelle… Tiens, un enfant appelle »… Et puis d’un seul coup, réveillée comme par une douche froide, je comprends : « mais c’est mon enfant qui appelle, j’ai un bébé ! C’est Pia, mon bébé !» Et moi qui avais donné fidèlement le sein à mes deux grandes filles, je me retrouve dans la cuisine, complètement sonnée de fatigue à me demander comment, bon sang de bon soir, j’arriverai à faire un biberon dans cet état-là.

On en a passé, des moments cocasses les premières nuits. Entre les biberons mal vissés, les couches à changer, les chaussettes propres attrapées au vol dans le tiroir pour servir de mouchoir… Depuis ces premières heures ensemble, beaucoup d’eau est passée sous les ponts. Les nuits et les jours se sont suivis. Il y a eu les premières dents, les premiers pas, les premiers mots, l’entrée en école maternelle. Il y a eu les questions des amis de ses sœurs, de nos amis, et aussi les anniversaires et les vacances en famille… Et l’amour qui grandit, chaque jour un peu plus, en même temps que nos enfants. Pia est devenue au fil des jours, des bisous, des années, la chair de ma chair, ma fille ! Depuis deux ans, elle possède un nouvel acte de naissance, qui a bien sa place dans notre livret de famille.

Pia prend un peu plus de temps pour certaines choses, elle nous amène une bonne dose d’épices dans notre quotidien. Là, elle met ses chaussures toute seule, aime chanter et regarder des livres, courir dans le parc, faire de la balançoire. Les rencontres sont parsemées de ses sourires, des bisous qu’elle envoie généreusement à qui veut. Les journées sont enrichies de jolies choses et de pas mal de bêtises aussi. Les nuits sont plus ou moins animées et mes cernes plus ou moins grandes. Mais peu m’importe la fatigue, peu m’importe mes craintes pour le futur. Si c’était à refaire, rien ne pourrait m’empêcher de reprendre ce bébé Pia dans les bras pour lui glisser à nouveau à l’oreille « je suis ta maman, je suis ta maman, Pia » ; de lui donner deux prénoms de plus (Hope et Barbara) et notre nom de famille.

Voilà notre histoire, ma chère petite Marie jolie. Nos filles ont aujourd’hui 11, 9 et bientôt 4 ans. Elles me rappellent tous les jours que l’amour ne compte pas le nombre de chromosomes, et que l’amour, c’est une petite graine qui grandit, qui s’épanouit et envahit bien plus que le fond de nos cœurs.

Rebecca, maman de ta copine Pia

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