Chère petite Marie,
Depuis plusieurs semaines, j’ai vraiment très envie de t’écrire, parce que ta page fait beaucoup de bien à la maman que je suis, surtout en ce moment ! Ça fait quelques temps que ça me trotte dans la tête. J’ose, je n’ose pas ? Allez, je me lance !
Je m’appelle Camille et suis éducatrice auprès de personnes avec un handicap mental depuis quelques années. Accessoirement je suis aussi la jeune maman de trois beaux enfants qui pètent la forme : Clotilde (4 ans et demi), Gautier (3 ans) et Eloi (2 ans). Et, tu sais quoi ? Un petit quatrième devrait venir compléter cette belle brochette en juin prochain. Extra, non ?
Bref, je pars avec hâte passer ma première échographie de routine (tu sais, la séance photo en noir et blanc où l’on regarde les bébés sous toutes les coutures). Le médecin me dit : « Madame, je pense voir une anomalie dans le cerveau de votre bébé, au niveau des ventricules. Je vous envoie à Necker pour d’autres examens. » Je ressors de là avec mon mari (Nicolas, comme ton papa !) en essayant de ne pas trop m’inquiéter. Et puis de toute façon, avec Nicolas, on s’était toujours dit que si un de nos enfants avait un truc en moins ou en plus, eh ben on le garderait tel quel. Une vie est une vie, quoi ! Par exemple, on n’a jamais voulu faire le test pour la trisomie en laissant la vie faire…
Bref, la suite de l’histoire, c’est qu’à Necker, le médecin nous dit tout en douceur, mais franco, que notre bébé a une grave malformation cérébrale : une holoprosencéphalie (ils sont vraiment trop forts pour inventer des mots compliqués hein ?) Pour faire simple, il n’a quasiment pas de cerveau. Il a juste un cervelet qui, lui non plus, n’est pas en bon état.
Alors là, autant te l’avouer, c’est très dur à avaler. Je craque, je pleure toutes les larmes de mon corps et ne sais plus quoi penser. C’est encore pire quand le médecin nous explique qu’à ce stade, une fausse couche dans les deux semaines est très probable, et que si jamais j’accouche, le bébé ne vivra que quelques minutes, ou alors dans un état végétatif. Et bim ! Alors là, je ne te raconte pas le bazar dans ma tête ! Il me laisse reprendre mes esprits et nous demande si nous souhaitons interrompre la grossesse, si nous y avons déjà réfléchi… Bien sûr, on se doit de reconsidérer les choses quand on apprend une mauvaise nouvelle comme celle-ci. Alors effectivement, on y re-réfléchit et y a rien à faire, c’est non de chez non !
Deux semaines plus tard, nous v’là repartis là-bas pour voir l’évolution de « petit n°4 » : l’amniocentèse ne montre pas de trisomie 13. Je suis presque un peu déçue, car cela aurait été peut-être plus facile de me préparer à ce que le bébé ne voie jamais le jour. Au moins, il n’y aurait plus eu de questions à se poser. Ce qui est fou, c’est que tout son petit corps se développe bien. Tu verrais sa colonne vertébrale, son petit nez, ses mains, ses jambes, un vrai top model ! Le médecin voit aussi que malgré ses allures de beau gosse, le cervelet, lui, continue de se détériorer et qu’à cette vitesse, il risque fort de ne plus rien y avoir à la naissance ! Là, encore, plusieurs questions nous taraudent : va-t-il souffrir ? Pourra-t-il respirer ? Les médecins nous affirment que sans terminaisons nerveuses, le corps ne ressent rien et donc il ne souffre pas. Quant à la respiration, eh bien… c’est compliqué. En gros, tu vois, notre bébé peut très bien être en état de mort cérébrale mais respirer par lui-même ! Mais peut-être aussi qu’il ne supportera pas la vie aérienne et qu’il ne vivra pas une fois né. Et si jamais il vit, il ne pourra pas s’alimenter seul, il devra être nourri par intraveineuse.
Son papa et moi, certes on choisit la vie, mais pas une vie artificielle « à tout prix », tu comprends ? On laisse la nature décider, tout simplement. Comme le constate très bien Alexandra, la maman de « Petit Frère » [ndlr, publi « Tombée du Nid » du 25 décembre 2015], personne ne devrait avoir à choisir sur la vie ou la mort. Donc, nous, on fait confiance à la vie. Nous voulons qu’elle soit la plus naturelle possible. Et pour nous, le plus naturel, c’est qu’il vive tranquilou ses neuf mois dans mon ventre normalement, à s’éclater, à bouger, à hoqueter, à faire parler ses frères et sœurs, à me faire mal au dos au point de ne plus pouvoir dormir allongée (mais ça, Marie, c’est le lot de la plupart des mamans enceintes). Les jours les plus harmonieux qu’il puisse vivre se passent en ce moment et sans souffrance pour lui, alors pourquoi l’en priver ?
Bien évidemment, nous devrons anticiper sur les soins que nous souhaiterons lui apporter. La question la plus douloureuse : allons-nous l’alimenter avec une seringue aussi grosse que son bras et des tuyaux partout ? Où se trouve la vie simple et naturelle là-dedans ? Tout ça pour quoi ? On voit le verre à moitié plein, malgré des moments difficiles, des doutes, et c’est ça qui nous fait avancer. Parfois, on n’y voit plus très clair. D’ailleurs certains ne nous comprennent pas, mais je ne leur en veux pas, ils ne sont pas en train de vivre ce que nous vivons. Ce petit être nous apporte déjà tellement, alors que nous ne l’avons même pas encore vu ! Cette épreuve est révélatrice de beaucoup de choses dans nos vies. On se rend compte de tout le soutien et l’amour que nos proches nous apportent.
Dans quelques semaines viendra le moment d’annoncer tout ça à nos enfants. Mais là encore, je leur fais confiance. Avec leur spontanéité et leur facilité à accepter les choses, ils sauront nous montrer que la vie continue et que ce bébé a sa place de quatrième avec eux, qu’il soit au Ciel ou sur la terre. Tu vois, Marie, je suis vraiment très fière de porter mon enfant. Même si j’ai constaté que tout le monde n’était pas d’accord avec moi, je porte la vie et non « quelque chose » de presque mort. Cela est peut-être dur à lire, mais personne ne me fera ressentir que je suis un « tombeau », que ces neuf mois n’en auront pas valu la peine.
Oui, c’est vrai, je rentrerai sans doute de la maternité sans bébé, et je devrai l’annoncer à toutes les personnes qui m’auront, en toute gentillesse et insouciance, félicitée tout au long de ma grossesse pour « ce futur bel événement ». Je serai sûrement très triste mais en même temps heureuse de ce que j’aurai vécu avec mon bébé. J’aurai accompli ma « mission de maman », quel qu’en soit le prix pour moi. Nous aurons à nous préparer à la vie et à la mort en même temps. Quels drôles de sentiments ! Mais Marie, tu sais que la vie n’est pas facile et c’est d’ailleurs bien cela qui la rend belle et précieuse. Ta propre vie, celle de tous tes petits copains et maintenant celle de notre bébé ont toutes une valeur inestimable ! Je le goûte chaque jour en allant au travail. Les personnes avec un handicap ont tellement à nous apporter sur la joie de vivre, la spontanéité.
Voilà ma petite Marie « Tombée du Nid », tu pourras remercier ta maman, ton papa et tes frères et sœurs pour tout ce qu’ils apportent à nos vies, grâce à ce livre et à cette page, sans chichis, simplement.
A tout bientôt, Camille.